19

 

C’est peu après minuit que je l’ai entendue – la moto que mes oreilles n’avaient cessé de guetter depuis ces deux dernières semaines. Cette fois cependant, elle ne ronronnait pas dans Lumley Lane, contrairement à mes rêves les plus chers.

Non, elle grondait sur le parking désert de la base militaire de Crâne.

Sautant à bas du lit sur lequel je somnolais, je me suis ruée à une fenêtre. J’ai dû mettre mes doigts en coupe autour de mes yeux pour voir ce qui se passait dehors. Dans un pan de lumière dispensé par l’un des éclairages de sécurité, j’ai distingué Rob. Il tournait en rond, son visage – caché par la visière de son casque – cherchant à droite et à gauche le bâtiment dans lequel je me trouvais.

J’ai martelé la vitre en l’appelant.

Sean, blotti sur le lit voisin du mien, s’est redressé comme un diable de sa boîte, aussi éveillé qu’il avait été profondément endormi une minute auparavant.

— C’est mon père ! a-t-il balbutié.

— Non. Recule pendant que je casse la fenêtre. Il ne m’entend pas.

Je savais ne disposer que de quelques secondes avant que Rob ne s’éloigne de l’infirmerie. Il fallait que j’agisse vite. J’ai attrapé le premier objet qui me tombait sous la main, une corbeille à papier métallique, et l’ai balancée contre le carreau.

Redoutablement efficace. Du verre a volé de tous côtés, y compris dans ma direction, car les éclats ont ricoché sur la grille en fer. J’ai senti de minuscules aiguilles argentées s’enfoncer dans mes cheveux et mon T-shirt.

Aucune importance.

— Rob ! ai-je hurlé.

Posant un pied à terre, il s’est arrêté. La seconde d’après, il fonçait vers moi en labourant la pelouse. Ce n’est qu’à cet instant que j’ai remarqué la demi-douzaine de motards qui le suivaient, de grands gaillards chevauchant des Harley.

— Salut ! m’a lancé Rob après avoir perché sa bécane sur la béquille et avoir arraché son casque. Ça va ?

J’ai acquiescé. Les mots me manquent pour exprimer à quel point j’étais contente de le voir. Et quand il a passé les bras à travers les barreaux, a enroulé ses doigts autour de mon T-shirt, m’a attirée vers lui et m’a embrassée dans ma prison… que dire de plus, sinon que la situation s’est encore améliorée ? Puis il m’a relâchée, si brusquement que j’ai deviné que ce baiser n’était pas prémédité, qu’il avait eu lieu comme ça, impromptu.

— Désolé, a-t-il marmonné.

Ouais, sauf qu’il n’avait pas l’air très désolé, si vous me suivez.

— Ce n’est pas grave, ai-je répondu.

Pas grave ? Tu parles ! C’était le meilleur baiser de ma vie. Encore plus exquis que le premier.

— Tu es sûr que ça ne te dérange pas de faire ça ? ai-je repris en revenant à des urgences plus immédiates.

— T’inquiète. Rien de plus fastoche.

Sur ce, il s’est éloigné afin de mettre son plan à exécution.

Sean, qui avait observé toute la scène, m’a apostrophée d’une voix des plus outrées :

— Qui c’est, çui-là ?

— Rob Wilkins.

J’avais dû prononcer ce nom avec un peu trop de joie dans la voix, car le moutard m’a lorgnée d’un air suspicieux.

— C’est ton petit ami ? a-t-il demandé.

— Non.

À mon plus grand regret, suis-je obligée de préciser.

— Et tu le laisses t’embrasser comme ça, sans protester ! s’est exclamé Sean, consterné.

— Il ne m’a pas embrassée. Il était juste content de me voir.

À cet instant, un visage extrêmement barbu a remplacé celui de Rob dans l’encadrement de la fenêtre.

J’ai reconnu son pote de chez Chick, celui au tatouage commémorant l’Offensive du Têt. Il a fait glisser une chaîne à travers les barreaux avant de l’attacher à l’arrière d’une des motos.

— Reculez donc, vous aut’ ! nous a-t-il ordonné. Ça va péter sec !

Il a disparu. Sean m’a scrutée avec méfiance.

— Ce sont des amis à toi ? a-t-il lancé sur un ton désapprobateur.

— En quelque sorte. Et maintenant, éloigne-toi, je ne tiens pas à ce que tu sois blessé.

— Oh, ça va, a-t-il rouspété, je ne suis pas un bébé, compris ?

Sauf que quand le motard a démarré sa bécane en poussant les gaz à fond, que la chaîne a cliqueté avant de se tendre, et qu’un boucan du diable a submergé la base silencieuse, monsieur je-ne-suis-pas-un-bébé a plaqué ses mains sur ses oreilles.

— On est cuits ! a-t-il geint en fermant les yeux.

J’ai eu la sale impression qu’il n’avait pas tort, sur ce coup-là. La grille émettait des grincements menaçants sans pour autant bouger d’un millimètre. Les rugissements de la Harley s’étaient transformés en hurlements stridents à vous vriller les tympans tandis que ses roues expédiaient des tonnes de terre et d’herbe dans la pièce déjà jonchée de verre.

Un instant, j’ai bien cru que ça n’allait pas marcher. Ou alors que, alertés par le vacarme, le colonel Jenkins et ses hommes allaient nous tomber dessus avant que nous ayons eu le temps de décamper. La grille était trop bien scellée dans le béton du cadre de la fenêtre. Loin de moi l’idée de critiquer (Rob faisait de son mieux, après tout), mais ça avait vraiment l’allure d’une cause perdue. Surtout quand Sean a enfoncé ses doigts dans mon bras et m’a soufflé :

— Écoute !

J’ai tendu l’oreille. Par-dessus les vrombissements de la moto, j’ai perçu le bruit de clés qui tâtonnaient dans la serrure de la porte.

Le pire, dans tout ça, c’est que, par ma faute, nos sauveteurs risquaient de s’attirer des ennuis. Rob finirait-il en prison ? Et pour combien de temps ? À quelle sentence était-on condamné lorsqu’on avait aidé une fille aux pouvoirs métapsychiques à tenter de s’évader d’une enceinte militaire ?

C’est alors que, dans un crissement évoquant des milliers d’ongles glissant sur un tableau long d’un kilomètre, la grille a jailli de son cadre et s’en est allée labourer la pelouse jusqu’à ce que le motard écrase le frein.

— Viens ! m’a dit Rob en se penchant pour m’attraper.

— Lui d’abord, ai-je répondu en poussant Sean devant moi.

— Non, toi, a protesté ce dernier dans un effort pour se montrer chevaleresque.

Sans lui laisser l’occasion de barguigner plus avant, Rob s’est emparé de lui, l’a soulevé et l’a déposé dehors. Ce qui m’a donné le temps de récupérer mon sac à dos – que l’Agent Spécial Smith m’avait si gentiment rendu – avant de me jeter à mon tour par la fenêtre. Juste au moment où le verrou de la porte de l’infirmerie cliquetait.

À l‘extérieur, c’était une nuit humide de printemps, silencieuse et calme… sauf pour le grondement des motos, s’entend. J’ai été époustouflée de constater que, en plus des amis de Rob rencontrés chez Chick, Greg Wylie et Hank Wendell, mes vieilles connaissances du dernier rang des collés, étaient également présents, grimpés sur des bécanes d’enfer. Je l’avoue, j’ai eu la larme à l’œil. J’ignorais que j’étais aussi appréciée par mes camarades apprentis délinquants juvéniles.

Sean, lui, était loin d’être impressionné.

— Tu te fiches de moi, ou quoi ? a-t-il grogné après avoir découvert nos chevaliers blancs.

— Écoute, ai-je répliqué en enfilant le casque que Rob m’avait donné. Ce sont ces mecs ou ton père. Choisis.

— Ben ma vieille, a-t-il maugréé en secouant la tête, t’es drôlement dure en affaires.

Hank Wendell lui a tendu un casque.

— Tiens, le môme.

Il s’est poussé pour lui laisser de la place et lui a ordonné de grimper en selle. J’ignore si Sean se serait exécuté si, à ce moment-là, une sirène à vous rendre sourdingue n’avait retenti. Un des gars du Chick, Frankie, celui qui avait un bébé tatoué sur son biceps, a crié :

— Y a la cavalerie qui rapplique !

Une seconde plus tard, des soldats sautaient par la fenêtre dévastée de l’infirmerie en nous criant de nous arrêter. Des phares se sont allumés, sur le parking.

— Accroche-toi ! m’a conseillé Rob tandis que je bondissais à califourchon sur l’Indian et enroulais mes bras autour du torse de mon cavalier des temps modernes.

— Halte ! a lancé une voix masculine.

J’ai jeté un coup d’œil par-dessus mon épaule. Une jeep fonçait dans notre direction. À bord, un mec tenait un mégaphone dans lequel il s’égosillait. Derrière lui, les bâtiments de la base s’illuminaient les uns derrière les autres, et des gens sortaient en courant pour voir ce qui se passait.

— Vous avez enfreint une propriété du gouvernement des États-Unis, a braillé le gars au mégaphone. Arrêtez vos moteurs immédiatement !

Soudain, la nuit a été déchirée par une déflagration qui a secoué le sol. Au-dessus de la piste d’atterrissage, une boule de feu a grimpé dans le ciel. Tout le monde a courbé la tête. Sauf Frankie et le type au tatouage de Têt, qui s’en sont tapé cinq, tout contents.

— Hourra ! s’est écrié Frankie. Je n’ai pas encore perdu la main.

— Bon sang ! Qu’est-ce que c’était ? ai-je hurlé tandis que Rob mettait les gaz.

— Un hélicoptère ! Juste une petite tactique de diversion pour tromper l’ennemi.

— Tu fais péter un hélico et tu refuses de sortir avec moi ? me suis-je exclamée, indignée. T’es malade ou quoi ?

Mais je n’ai pas eu le loisir d’exposer mes griefs plus longtemps, car Rob a accéléré. Brusquement, nous foncions à travers les masses sombres des divers bâtiments formant Crâne, en direction de la sortie. Le ciel nocturne rougeoyait désormais des lueurs de l’hélicoptère incendié. De nouvelles sirènes ont retenti, celles des pompiers sans doute, envoyés pour éteindre les flammes. Des projecteurs fouillaient les nuages bas.

Tout ça pour sortir d’une infirmerie un petit garçon et une fille dotée de pouvoirs médiumniques, ai-je songé avec exaltation.

Nous n’avions pas réussi à semer le mec en jeep. Il nous collait au train en continuant à vociférer dans son mégaphone pour que nous nous arrêtions. Compte dessus, mon vieux ! Au lieu d’obéir, Rob et ses copains ont appuyé sur le champignon.

Eh oui, je l’avoue sans vergogne : j’ai adoré. Enfin, j’allais suffisamment vite à mon goût. Enfin !

Soudain, à une centaine de mètres de la grille principale, Rob a stoppé. Ses amis l’ont imité. Un instant, nous sommes restés là, les six motards, Rob, Sean et moi, moteurs grondant, regardant droit devant nous. Les lueurs de l’incendie au-dessus de la piste d’atterrissage éclairaient la longue route menant aux portes de la base. Je me suis brusquement souvenue qu’elles étaient gardées par des sentinelles. Armées, qui plus est. Je n’avais aucune idée de la façon dont Rob et les autres avaient réussi à pénétrer dans Crâne sans être repérés, et je n’en avais pas plus quant à la manière dont nous allions filer d’ici sans qu’elles nous remarquent. Je n’avais qu’une obsession – ils avaient fait sauter un hélico. Omondieu ! Ils avaient fait sauter un hélico. Un hélico !

Ce qui était sans doute une bonne chose en fin de compte, car il n’y avait personne pour nous empêcher de partir. Tout le monde s’était rué vers l’incendie pour tenter d’y mettre fin.

Mis à part le type en jeep derrière nous.

— Coupez vos moteurs et levez les mains ! a-t-il ordonné.

L’ignorant, Rob a remis les gaz, et nous avons bondi en avant, droit sur les grilles.

Qui étaient ouvertes.

Tout à coup, une silhouette en robe de chambre a traversé la route à grandes enjambées et s’est postée devant la sortie. J’ai aussitôt reconnu de qui il s’agissait. Le colonel Jenkins brandissait lui aussi un mégaphone.

— Halte ! a-t-il lancé d’une voix assourdissante qui est parvenue à dominer le rugissement des moteurs et le ululement des sirènes. Vous êtes en état d’arrestation. Descendez de moto !

Il se tenait juste devant les grilles. Sa robe de chambre s’était ouverte, et j’ai eu le temps de remarquer qu’il portait un pyjama bleu clair.

Plutôt que de ralentir, Rob a encore accéléré.

— Descendez de moto ! a répété le colonel Jenkins. Vous m’avez compris ? Vous êtes en état d’arrestation. Stop !

Les gardes ont tout à coup surgi de l’obscurité, fusils en main. Ils ne les ont pas pointés sur nous, mais se sont placés de chaque côté du colonel. Aucun des membres de notre équipée sauvage n’a paru impressionné. Au contraire, Greg et Hank ont poussé des cris de joie et ont foncé à toute berzingue sur les trois hommes. J’ignore ce qu’ils comptaient faire une fois qu’ils seraient à leur hauteur. Visiblement, les militaires n’avaient pas l’intention de s’écarter pour nous laisser passer. Eux ne rigolaient pas. Et ils étaient armés.

Le colonel Jenkins a sans doute fini par comprendre que personne n’allait lui obéir. Baissant son mégaphone, il a adressé un signe de tête aux deux sbires. Resserrant mes bras autour de Rob, j’ai baissé la tête, trop effrayée pour regarder. Ils se contenteraient sûrement de tirer en l’air, en guise d’avertissement. Ils n’allaient tout de même pas…

Je n’ai cependant jamais su s’ils nous auraient dégommés comme des lapins, car Rob a brutalement tourné…

Soudain, nous avions quitté l’enceinte de la base. Pas par la grille principale, mais par un vaste trou qui avait été soigneusement découpé dans la clôture, à côté de l’entrée. C’était par-là que Rob et ses potes étaient passés, à l’insu des sentinelles. Il leur avait suffi pour cela d’une bonne dose de détermination, d’une paire de cisailles et d’un peu d’expérience en matière d’effraction.

Une fois hors de Crâne, nous avons plongé dans l’obscurité de la nuit, seulement trouée désormais par les phares des motos. Jetant un coup d’œil par-dessus mon épaule, j’ai constaté que la jeep nous suivait toujours. Le gars n’avait pas renoncé à nous arrêter. Comment il comptait s’y prendre était une autre affaire.

J’ai prévenu Rob, qui s’est marré. La route menant à la base était peu fréquentée, sauf par les militaires. Tout autour de nous s’étendaient des terres agricoles et, au-delà, des collines boisées. C’est vers elles que Rob, entraînant sa bande, a soudain bifurqué, quittant la chaussée pour foncer en plein champ. Comme nous n’étions qu’au printemps, les épis de maïs n’arrivaient qu’à hauteur de cheville.

La jeep a cahoté derrière nous, mais c’était moins aisé pour elle que pour nous. Le colonel avait dû être averti, parce que des véhicules tout-terrain ont bientôt pris le relais. Aucune importance cependant. Agiles comme des lucioles, nous les avons distancés. Aucune bagnole n’aurait été capable de tenir le rythme des motos. Seul l’hélicoptère aurait eu une petite chance et, pour des raisons évidentes, ça ne risquait pas de se produire.

Enfin, nous les avons semés. Je ne sais pas s’ils ont carrément abandonné la partie, ont été rappelés à la base ou autre chose. Quoi qu’il en soit, nous avons fini par nous retrouver seuls.

Nous avions réussi !

Par prudence, nous avons néanmoins continué notre chemin en nous cantonnant aux routes secondaires. Je suis à peu près certaine qu’on ne nous suivait pas. Nous nous sommes d’ailleurs arrêtés plusieurs fois pour le vérifier, dans les bourgades endormies que nous traversions, le genre de bled où le seul magasin est une station-service désuète flanquée d’une modeste épicerie, et où les moteurs des bécanes incitaient les chiens enchaînés dans les cours à aboyer et les lampes de chevet à s’allumer.

Il n’y avait rien derrière nous, rien mis à part de longs rubans de bitume qui sinuaient comme des torrents sous le ciel bas.

Marco.

Polo.

Nous étions libres.